Encore une histoire courte et les mondes commenceront à se croiser...
« Eloigne-toi de cette fenêtre, Ezra… tu vas finir par prendre la grosse tête.
- La place ne désemplit pas, ils continuent à nous acclamer.
- A t’acclamer, toi. C’est toi qui a été élu.
- Mais ce sont tes idées, Lana.
- Derrière un homme de pouvoir se cache toujours une femme. »
Il continue à regarder la place en contrebas. Il y a presque une heure maintenant, il s’était tenu devant eux sur le balcon de pierre blanche sculpté. Il devait avoir l’air majestueux. Il faisait beau dehors et c’étaient le peuple qui se tenaient sous sa fenêtre. Des gens simples qui savaient apprécier la douceur d’une journée qui promet un avenir radieux. Des gens simples qui s’asseyaient sur le bord des fontaines ou aux cafés des terrasses. Il se tourne vers elle.
Elle parle d’un ton totalement détaché. Elle n’a sans doute pas levé les yeux de sa revue de mode pendant tout le temps de leur échange. Elle est assise, jambes tendues devant elle sur son fauteuil empire. Ses longs cheveux noirs sont cachés sous une serviette rose et ses yeux verts ressortent à côté de la crème blanche qu’elle s’est étalée sur le visage. Est-ce qu’elle essaye de lutter contre le temps qui passe ? Elle dit qu’elle n’aurait pas pu être en tête d’affiche comme lui, même si ils ont le même âge. Elle dit que le monde n’accepte pas que les femmes aient plus de quarante ans. Un silence pendant quelques minutes lui permet d’entendre le va et vient du balancier de la grosse pendule héritée de ses aïeux. Lana bouge un peu et le velours du fauteuil crisse doucement. Elle est toujours aussi envoûtante. Il la suivrait n’importe où. Il l’a suivie jusque là…
« Tu regrettes tes choix ? N’oublie pas, Ezra, dans la vie on fait des choix, et puis on fait en sorte que ce soient les bons.
- As-tu oublié où nous nous dirigions ? Ce que nous avons planifié ?
- Non, pourquoi aurais-je oublié ?
- Tu te comportes comme si cette euphorie allait durer. Ils vont tomber de haut, de très haut. »
Elle continue à lire son magazine comme si il n’avait rien dit de plus important que « demain il va pleuvoir ». Et pourtant il a dit tellement plus que cela. Il lui a rappelé silencieusement que tous ces gens en bas avaient voté pour le sauveur de la planète et qu’ils découvriraient rapidement son projet destructeur. Elle se lève pour repartir dans la salle de bain. Il regarde de nouveau par la fenêtre. Leurs regards brillants, leurs sourires…
Des flashs électrisent sa vision. Un couvre feu, la disparition progressive de tout choix, de toute liberté. Restriction des déchets, suppression des véhicules, suppression de toute usine émettrice de gaz à effet de serre, plus de livraisons par camion, bateau ou avion, tickets de rationnement pour la viande... Une dictature écologique totale. Puis quand tout cela serait acquis, quand tous auraient accepté de sacrifier leurs libertés pour le bien de notre terre, il y aurait les premières arrestations de résistants. Puis des morts, des corps qui s’entassent.
Ce qui va se produire, c’est pour le bien de tous, se répétait-il.
« C’est pour le bien de tous, Ezra. »
Elle est revenue. Elle sent bon la violette. Elle se colle à son dos pour passer ses bras autour de sa taille et poser la tête sur son épaule. Il sent ses cheveux doux qu’elle vient de sécher caresser son cou. Elle n’a pas l’odeur de quelqu’un qui s’apprête à commettre un crime contre l’humanité.
« Non Lana, des milliers vont mourir… ce que nous allons faire, ce n’est pas pour le bien de tous.
-Pour le bien du plus grand nombre alors. »
Il se détache un peu et la regarde droit dans les yeux. Elle a l’air plus sombre à présent. Prend-elle enfin les choses au sérieux ? Ou bien… il commence à s’inquiéter : commence-t-elle seulement à voir les choses telles qu’elles seront réellement ?
- Lana, ce ne sera pas non plus pour le bien du plus grand nombre. Il y aura moins de survivants que de morts.
- Parce que tu ne penses qu’aux hommes. Une fois que nous aurons exterminé la majorité des êtres humains, la nature reprendra ses droits. La faune, la flore… nous leur rendrons enfin leur territoire. »
Elle passe une main sur sa joue qu’elle caresse doucement. Le contact frais de sa peau l’apaise un peu. Il a envie de l’embrasser et puis il se ressaisit. Il prend la tête de Lana entre ses mains et presse un peu.
« Mais c’est trop facile, Lana… Parce que nous, nous survivrons.
- Il faut bien que quelqu’un survive. Mais si cela te paraît malhonnête, tu n’as qu’à toi aussi monter dans un train Ezra. »
Elle voit une lueur passer sur son visage. C’était l’argument qui lui manquait apparemment pour se lancer dans le projet qu’ils avaient conçu, ou plutôt qu’elle avait conçu. Il commence à l’embrasser. Elle se laisse faire. Elle sait que c’est la dernière étape de son plan minutieux. Il la regarde avec ses yeux bleu-résigné parce qu’il sait maintenant que dans quelques mois il va mourir lui aussi. Mais c’est pour le bien de la planète, pour la planète, pour l’avenir.
Un avenir dont Elle sera la reine.
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