Le premier : Alors ce sont eux…
Le deuxième : Ce sont eux.
Le premier : pourquoi eux ?
Le deuxième : Tu oublies trop souvent qui je suis…
Ils sont tous les deux penchés sur un plateau de jeu et se parlent sans se regarder, concentrés sur leur partie. Le premier se caresse le menton de ses deux doigts. Le deuxième sourit et déplace un pion. Il se redresse satisfait de son mouvement. Le premier lève les yeux vers lui.
Le premier : Tu peux lire l’avenir… et leur avenir est prometteur c’est cela ?
Le deuxième : Non, mais il est remarquable. En bien ou en mal.
Le premier : Tes héros donc : Ezra, Nate, Hamoto…
Le deuxième : Je t’arrête tout de suite, mon ami. Tu regardes du mauvais côté. Tu regardes du côté des hommes.
Le premier : mmmm… Aïleen, Yakumi, Laoghaire, Lana et Cass.
Nous avons donc cinq héroïnes. Intéressant.
Ils se penchent à nouveau sur le jeu. Le premier recommence à se frotter le menton tandis que le deuxième le regarde se creuser la cervelle. Le feu crépite dans la cheminée. On l’entend éclater comme une horloge chaotique et des petites gerbes rouges ou orangées jaillissent dans l’âtre. Ils sont enfoncés, chacun dans un fauteuil moelleux de couvertures. Le premier a la peau noire et le deuxième le teint plus pâle mais tous deux ont le crâne complètement dégarni. Tout lisse. Aux rides près. La table de jeu est un peu basse pour eux et les oblige à se courber. Cela n’a pas vraiment l’air de les affecter. De temps à autre, une de leur main s’évade vers une coupe de pralines qu’ils croquent avec gourmandise, sans crainte apparemment pour leurs vieilles dents. Quand l’autre joue, celui qui regarde prend généralement une gorgée de chocolat chaud et garde la coupe entre ses mains un long moment, appréciant le contact chaleureux. Mais quel âge ont-ils ?
Le premier : Tu sais ça fait des millénaires que nous jouons à ce jeu et tu es toujours bien plus fort que moi.
Le deuxième : c’est pour cela que nous avons été assignés ici ensemble. Il savait que je repousserai toujours mes limites sous les assauts de ta ténacité.
Le premier : Décidément, le grand suprême est quelqu’un de très malin.
Le deuxième incline la tête en une moue légèrement désapprobatrice. Malin n’est pas un qualificatif approprié au grand suprême selon lui. Le premier a joué, le deuxième réfléchit à ses prochains coups.
Le premier : Je repense à tes héroïnes… tu sais ce qui me ferait marrer concernant le grand suprême ?
Le deuxième lève les yeux, coupé dans son jeu par cette intervention… il commence à sourire : il voit parfaitement où le premier veut en venir et c’est vrai que ce serait cocasse…
Le premier : ce serait que le grand suprême soit une femme !
Ils rient tous les deux puis reprennent le jeu. Ils ne s’exclament pas, ne s’énervent jamais : la plupart du temps, ils restent assez calmes et se contentent d’un léger rictus de mécontentement ou de satisfaction. Ils avancent des pions, piochent des cartes, tournent même une petite roue en carton à plusieurs reprises. De temps en temps, mais c’est assez rare, ils lancent un dé. Si on se penche un peu sur le plateau on peut voir des figurines… de nombreuses figurines. Cinq d’entre elles, légèrement plus grandes que les autres, représentent des femmes.
Le premier : Ah ! ce jeu, je ne m’en lasserai jamais… le grand jeu de la vie. Nous sommes maîtres de leur destins.
Le deuxième le regarde interloqué.
Le deuxième : c’est ce que tu crois ? Mais alors je comprends pourquoi je suis meilleur que toi. Tu n’as donc toujours pas compris.
Le premier : Que veux-tu dire ?
Le deuxième : il ne faut décider de leur destin, ou le forcer, il faut simplement les accompagner pour qu’ils réalisent leur potentiel…
Le premier : alors tu n’arrêteras pas Lana ? Tu la laisseras aller au bout de son horrible projet ?
Le deuxième : je laisserai Lana accomplir ce qu’elle doit accomplir pour que Cass puisse pleinement se réaliser.
Le premier secoue la tête, un peu embrouillé. Il réfléchit quelques instants avant de reprendre.
Le premier : mais alors, à quoi servons-nous ? Si c’est juste pour les aider à faire tout ce qu’ils veulent...
Le deuxième : mais parfois ils ne veulent pas tous la même chose. La question que tu te poses mon ami c’est « quelle est la différence entre nous et les hommes ? ». La réponse est simple : nous avons lu la règle, nous détenons toutes les cartes et nous avons sous les yeux l’ensemble du plateau de jeux.
Le premier : Et c’est nous qui lançons le dé.
Comments