Le train part dans un sifflement de cinéma. Sur le quai des familles, des amis font au revoir de la main aux passagers floutés par les fenêtres. On montre un visage heureux à celui ou celle que l’on ne va pas voir pendant longtemps, on lui offre une belle image, une photographie à conserver dans sa mémoire le plus longtemps possible. A l’intérieur des wagons règne encore l’agitation du départ. Ceux qui n’ont pas encore réussi à faire entrer les valises dans les petits compartiments s’acharnent un peu, réorganisent et ne trouveront pas de repos tant que tout ne sera pas rentré. Yakumi avance à travers l’allée centrale. Les secousses l’obligent régulièrement à se rattraper aux murs mais elle progresse relativement bien. Aïleen la suit avec moins de grâce mais en s’efforçant de ne pas la retarder. Elles traversent ainsi les cinq wagons depuis la queue du train vers la locomotive. Les trois wagons de queue sont les wagons voyageurs constitués chacun de cinq couchettes pour deux personnes et d’une salle d’eau. C’est assez étroit mais Aïleen trouve l’ensemble ravissant. L’intégralité du wagon semble être constituée de bois verni. Certaines fenêtres sont des vitraux colorés représentant essentiellement des arbres ou des végétaux et une lumière verte pénètre l’espace avec délicatesse. Au sol, une mosaïque multicolore trace un chemin dans l’allée principale. Yakumi pousse la porte qui mène au quatrième wagon, le wagon restaurant. Aïleen est subjuguée par tant de beauté. Cette fois, les vitraux des fenêtres alternent avec des affiches publicitaires pour des produits qui n’existent plus, aux couleurs vives toutes caractérisées par beaucoup de mouvement. Son regard est interpellé par une danseuse, cheveux détachées qui ondulent autour de ses courbes gracieuses. Elles reconnaît, sur chaque table de bois ondulé des lampes « tiffany » comme on n’en fait plus depuis longtemps . Aïleen suppose que dans ce wagon, les mets servis doivent être raffinés et pourtant elle s’étonne de ne voir aucune cuisine.
Yakumi pénètre enfin dans la locomotive qui comporte quatre cabines puis un espace aménagé par une table ronde encerclée de fauteuils. On se croirait dans un salon d’une suite d’un Hôtel chic. Là encore, Aïleen se réfère à ce qu’elle a vu dans les films. Ce n’est pas très grand mais c’est confortable et beau. La grande baie vitrée par laquelle on voit défiler le paysage n’enlève rien au charme de l’endroit… qui ne comporte donc pas de poste de commandes. Assis dans un des fauteuils, un jeune homme, au visage rond et enfantin, aux joues rouges et aux cheveux blonds presque blancs, dessine sur un carnet. En face de lui, un autre, plus âgé, peut-être cinquante ans se tient bien droit et regarde par la baie vitrée, un casque sur les oreilles :
« Aïleen, je te présente Horace, notre cuisinier …»
Horace lui fait un sourire gêné et lui offre un « coucou » de la main.
« Et Yard, le pilote… qui ne t’entend pas a priori.
- Il pilote par la pensée ? »
Yakumi la regarde d’un air sévère.
« Tu peux réfléchir deux minutes Aïleen ? Tu n’es pas une extra-terrestre qui vient de débarquer dans ce monde si ?
- C’est son médaillon…
- Je te remercie. Tu es ici en tant qu’invitée de marque. Tu remarqueras qu’il y a quatre couchette donc une sera pour toi et c’est un privilège que beaucoup de gens aimerait connaître. Mais tu n’es pas ici parce que je me suis prise d’affection pour toi. Tu es ici parce que ton pouvoir devrait nous être très utile dans la mission que nous devons effectuer.
- Je sais, Yakumi, je sais…
- J’ai peut-être eu tort de raisonner ainsi mais je me suis dit que si tu avais réussi à développer un tel pouvoir c’est que tu devais être dotée d’un certain discernement…
- Je ne vous ferai pas défaut. C’est simplement que, là d’où je viens, les pouvoirs que nous développons ne sont pas aussi impressionnants que conduire un train, sans volant, manette, frein, ou même rail !
- Et tout cela n’est rien comparé à ce que tu vas manger ce soir. »
Par son ton détaché et rieur, Horace avait détendu l’atmosphère très rapidement. Yakumi sourit et va s’asseoir dans un des fauteuils. Aïleen est un peu mal à l’aise. Elle sait que Yakumi est une femme complexe qui porte de lourdes responsabilités. Elle voudrait être à la hauteur mais elle l’impressione tellement q’Aïleen en perd ses moyens. Horace lui fait un clin d’œil et l’invite à s’asseoir à côté de lui.
« Alors tu veux manger ça ce soir ? »
Il lui montre une palanche de dessins qui la font saliver. Elle devine une soupe servie dans une demi courge dans laquelle sont plantés des pics à brochettes sur lesquelles d’adorables petites friandises salées sont accrochés. Elle croit voir des beignets de courgette et de jolies crevettes.
« Et tu fais ça avec ton médaillon ? Sans matière première ?
- C’est à peu près cela…
- Mais alors à toi tout seul tu peux résoudre le problème de faim dans le monde… » Horace rougit et se renfrogne un peu. Elle a dit une bêtise et Yakumi ne la rate pas.
« C’est à cause de ce genre de réflexion qu’Horace est ici, sous ma protection. »
Elle sourit immédiatement de toutes ses dents.
« Ou alors, je suis encore plus machiavélique que tu ne le penses et, faisant fi des autres, je me suis réservé les talents de notre chef… »
Aïleen lui sourit timidement, Elle s’excuse timidement… le trajet va être long…
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