Je suis assise inconfortablement devant l’épaisse table de bois gravée de tous les noms de ses usagers. D’habitude cela résonne mais aujourd’hui il n’y a personne. Ou presque. Je sens une présence au dessus de moi : quelqu’un se tient debout juste en face et me regarde. Je pose mon stylo, enlève mes lunettes et lève la tête. Il porte des vêtements amples, ses cheveux mi-longs sont détachés et il a une barbe de quelques jours. Je dirais que sa tenue manque de soin.
« Tu n’es pas avec les autres ?
- Apparemment non. »
J’essaye vraiment de ne pas être désagréable dans ma réponse mais la question est tellement stupide. Soit il s’en rend compte et ça le vexe soit, il ne s’en rend pas compte et le ton dédaigneux que j'ai pris le vexe. Bref, il est vexé.
« Ils ne sont pas assez bien pour toi, c’est ça ? demande-t-il, narquois.
- Ou alors j’avais envie de m’isoler pour ne pas prendre de remarques stupides en pleine face
- Ouais, je comprends. »
Il s’assoit. On pourrait plutôt dire qu’il se laisse tomber sur le banc en face de moi. Là encore, j’hésite : fait-il semblant de ne pas comprendre que ma remarque lui était destinée ? Je m’attends à ce qu’il s’éloigne mais il insiste.
« Moi c’est Nate.
- Diminutif de Nathan ? »
J’avoue que j’exagère. Je prends un ton sarcastique. Je le traite comme un de ces gars prétentieux qui croient que tout ce qu’ils touchent aura l’air plus brillant avec un vernis américain. Je me moque littéralement de lui alors qu’il n’a rien fait pour…et très vite je réalise que je vais tomber dans mon propre piège.
« Non, mes parents m’ont appelé Nate…tout court.. et toi ? »
Voilà, c’est là que j’ai l’air bête.
«… Cassandra »
Il sent que j’hésite, ma voix tremble un peu et je baisse le regard sur mon cahier où je n’écris plus rien depuis un moment. Allez ma fille, il faut assumer à présent.
« …Mais tu peux m’appeler Cass. »
Il éclate de rire et je pouffe un peu moi aussi face à mon ridicule. Il finit par se calmer et reprend, avec beaucoup de sérieux.
« Tu es déjà montée au château ?
- Au château ?
- Le château en ruines du comte Haren. »
C’est vrai que tout le monde le connaît. C’est un lieu historique associé à des milliers d’anecdotes passionnantes mais aussi un lieu connu pour quelques sordides faits divers… Cette conversation prend une tournure dangereuse.
" Non jamais. On dit que c’est un peu mal famé, non ?
- Bof, en plein milieu de l’après midi, ça ne doit pas craindre grand-chose. J’y vais en tous cas : tu veux venir ?
- Pourquoi… moi ?
- Parce que je te trouve jolie avec ta longue queue de cheval tirée en arrière, ton chemisier tout bien propre et repassé, ton nez en trompette et tes longs cils noirs. Parce que tu as l’air intelligent et parce que, a priori, la compagnie des gens normaux ne te plaît pas plus que ça, donc j’ai ma chance. »
Je déglutis et reste interdite. Pour être parfaitement honnête, il est plutôt séduisant mais je ne peux m’empêcher de me dire que pour attirer une jeune fille dans un coin isolé il n’y aurait pas meilleure technique. Je me méfie toujours de tout et de tout le monde… pourquoi ferais-je une exception pour lui ? Parce qu’il a l’air sincère ? Parce que j’aimerais qu’il soit sincère ? Et s’il n’était que très bon comédien ?
« Je vais poser mes affaires dans ma chambre, je te retrouve ici dans dix minutes. »
Ça me laissera un peu de temps pour réfléchir. Je ferme mon cahier, coince mon stylo à l’intérieur , attrape mes lunettes et m’enfuis. Le plus probable c’est qu’il ne soit de toute façon plus là quand je redescendrai. J’ai donc pris ma décision ? Je vais redescendre ?Je monte les marches quatre à quatre. J’ouvre la porte de ma chambre et pose mon cahier sur mon bureau. Je m’assois un instant sur mon lit et tente de réfléchir. Je regarde mon short : pas trop court. Mon débardeur : pas trop décolleté. Mes chaussures : basiques. Il n’y a rien d’attirant chez moi. Je passe normalement inaperçue. Je ne suscite pas la haine, n’appelle pas les moqueries. Non, généralement, on m’ignore, tout simplement. Mon regard dans la glace m’attire. Je ne suis pas une fille sans défense. Je suis même probablement plus forte que lui. Il l’ignore certainement, comme tout le monde. Je caresse mon médaillon. Je ne dois pas le craindre. Je donne une petite tape sur mon lit, comme pour m’encourager et je me lève. De toute façon il sera parti.
J’ouvre la porte et il se trouve juste derrière. J’ai un léger sursaut. Pourtant, cela n’a pas l’air de le choquer d’attendre ainsi derrière ma porte. Cela implique nécessairement qu’il ma suivie et personne n’aime être suivi… J’attrape d’une main le médaillon que j’ai autour du cou et l’emprisonne pendant de longues secondes. Avec ce médaillon je suis invincible…
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