J'avance d'un bon pas. Un pas qui résonne sous cette voûte de vingt cinq mètres. Ma cape noire me recouvre entièrement et je l'imagine onduler derrière moi tandis que j'avance au milieu de l'allée centrale de la nef. Mes pas résonnent sur le sol carrelé. Environ soixante pas. Depuis plusieurs mois je les compte régulièrement et je suis satisfait de la précision atteinte à présent. Soixante pas, plus ou moins quatre. J'arrive à la limite du transept au même moment que mes deux camarades. Nous sommes bientôt rejoints par trois autres et nous asseyons sur le banc du premier rang. Nous admirons les lieux, comme à chaque fois. Nous ne nous en lassons pas. Tant mieux car nous allons rester ici un moment. Nous nous tenons à la limite ou la cathédrale de style romane s'élève en un style gothique : les doux arrondis cèdent la place aux arcs brisés qui se dressent solennellement à des dizaines de mètres au dessus de nous. Nous chuchotons tant pour respecter le sacré du lieu que pour en pas être entendus. Il fait frais, bien plus frais que dehors. On a largement dépassé les cinquante degrés dans la rue et personne ne vient s'aventurer ici. Nous avons quartier libre pour notre dernière répétition. Malgré tout, nous gardons nos capuches. Je n'ai pas besoin de voir leurs visages pour les reconnaître. Nous bâtissons ce plan depuis longtemps à présent.
“ Nous agissons demain. Vous êtes prêts.
- Nous n'avons plus rien à perdre, Alkan.
- Très bien, reprenons une dernière fois.”
Alkan n'est pas mon vrai nom mais je n'ai plus de vrai nom. Je ne suis plus ce que j'étais avant. Je ne suis plus un simple lycéen, je suis leur sauveur à présent. Elle lève la tête vers moi et au milieu du trou béant de sa capuche, je distingue le regard clair de Cass. Mon amour, serons nous à la hauteur de ce qui nous attend ? Sommes-nous assez vieux ? Ne sommes nous pas trop naïfs ? Il faudra faire avec : les adultes de notre monde se sont désintéressés de nous. Il y a comme un léger souffle qui passe depuis ses lèvres entrouvertes vers les miennes. C'est un signe de son assentiment.
“Liho, tu sonneras la cloche. C'est toi qui donnera le départ. N'hésite pas et tiens bon. Ils doivent t'entendre à l'autre bout de la ville.
- Tu es sûr qu'ils comprendront, qu'ils sauront que c'est un signal d'alarme, un appel au regroupement ?
- Cette cloche n'a pas sonné depuis cinquante ans. Elle résonnera en eux et ils voudront connaître l'origine de cette vibration. Cass, tu seras installée à l'orgue et tu joueras dès les premiers sons de cloche. N'oublie pas, les premiers à passer les portes doivent se sentir envoûtés.
- Fais-moi confiance, j'ai travaillé ce morceau. Ils ne partiront pas sans avoir la fin.
- Naehia, Tal, Ambroise et moi-même nous nous tiendrons dans déambulatoire, immobiles, et les reflets des vitraux se refléteront sur nos capes.
- Ils lèveront forcément les yeux vers nous ?
- Il suffit d'un, et il y en aura un, au moins un, pour admirer la hauteur des voûtes...
- et pour se dire que si cet édifice est là depuis des millénaires, c'est le lieu le plus sûr qui soit.
- Exactement, Ambroise, et c'est ce que nous voulons. Alors ils lèveront les yeux, vers les pierres ou le vitrail de l'ascension, le plus vieux vitrail du monde. Ils lèveront la tête pour se rassurer et ils nous verront...
- Les anges de l'apocalypse...”
La remarque de Naehia me fait rire. Les autres suivent. Un peu légèreté nous fait du bien. Nous en faisons certainement un peu trop. Mais peut-être tout ce folklore est-il nécessaire pour nous donner le courage dont nous avons besoin. Je sais que Naehia est la plus inquiète alors je profite de cet instant pour aborder la dernière étape.
“ Quand je te ferai signe, Naehia, nous irons fermer les portes.
- Pourquoi tu tiens tant à ce que ce soit moi ? Ambroise ou Tal feraient aussi bien l'affaire.
- Tu as plus de force. Liho et moi sommes les seuls garçons et nous aurions besoin d'être trois...
- C'est pas parce que je suis boulotte que je suis costaude tu sais.
- Je sais et personne n'a dit que tu étais boulotte.
- Par contre tu dis que je suis un mec.
- J'ai dit ça ?”
J'ai dit ça ? Clairement j'ai été maladroit. Soyons honnête, Naehia n'est pas svelte mais elle n'est pas obèse non plus. Elle dit elle-même qu'elle est taillée en h. Je ne suis pas sûr de savoir ce que ça veut dire mais j'aurais pu deviner que c'était un sujet sensible. Bon, ce n'est pas le moment de vexer mes troupes. Je dois me rattraper. “Pour fermer les lourdes portes il faudra de la force, mais aussi du courage, car nous en laisserons dehors... Ne me regardez pas comme cela, nous en avons discuté. Si nous voulons que tout ceci soit viable, nous devons respecter les calculs de Tal et Ambroise. Cinq cent personnes. Après, Naehia, il faudra fermer.”
Elle me regarde et je vois les larmes briller dans ses yeux bleux. J'ai un flash. Une vision du futur. Quand je lui dirai, elle hésitera quelques instants. Elle hésitera et puis elle fermera les yeux pour ne pas voir ceux qu'elle laisse dehors. Les larmes qu'elle renferme à présent se mettront alors à couler. Elle se concentrera sur l'orgue de Cass pour ne pas entendre les cris. Parce que, même s'ils ne savent pas pourquoi nous les avons appelés, la sensation de se voir refuser l'entrée d'un lieu de paix comme celui-ci les terrifiera. Et il y aura de quoi. Nous n'aurons que peu de temps. Quelques minutes après que les portes se seront fermées, le grand cataclysme aura lieu. Nous serons en sûreté à l'intérieur. Tous les cinq. Nous avons tout fait pour. Il n'y a pas de certitudes mais je veux croire que nous survivrons, nous et notre arche. Je remonterai rapidement le long de la nef, par l'allée centrale, comme je viens de le faire au début de cette réunion. Cass aura cessé de jouer et me rejoindra. Nous nous tiendrons, côte à côte devant l'assemblée que nous aurons tout juste sauvée. Nous nous donnerons la main et nous commencerons à régner sur notre communauté, tous les deux...
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